Lettre 846
Année 388 Libanios recommande ici les ambassadeurs d'Émèse, cité de Phénicie, et plaide en faveur d'une ville que la fuite des curiales et l'appauvrissement ont rendue exsangue. La lettre suggère qu'une crise financière a affecté la cité, mais celle-ci n'est pas autrement connue1. Le texte de Libanios suggère que le statut de cité a été retiré à Émèse, mais aucune autre source ne confirme ce changement juridique. |
Εὐσεβίῳ
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à Eusébios 1. Émèse envoie encore des ambassadeurs et des couronnes2 aux empereurs3, consciente de sa pauvreté, et cependant honteuse d’avoir été écartée du nombre des cités4, bien que sa situation l’en ait exclue depuis longtemps. 2. En effet, l’œil de la Phénicie5, le séjour des dieux6, l'atelier de l'éloquence7, la source des bonheurs et des joies - on ne saurait dénombrer la foule de ses avantages – eh bien, cette cité grande et belle en a perdu la plupart et on le voit dans les quelques familles8 qui vont subir le même sort que les autres, à moins que tu n'apportes du secours. 3. Et donc, qu’en est-il pour elles ? L'un, pris à la gorge, cédait ses biens, mais le prix n’était pas celui du vendeur ; l’acheteur, l’ayant fait baisser, prenait tout ce qu’il voulait et l’emportait ailleurs pour le faire fructifier9. Ce qui reste10 se réduit à vraiment peu de choses : on se souvient du bonheur passé et on pleure sur le présent. Qu’un étranger se rende là-bas et il s’en éloigne bien vite pour éviter de tout voir, parce qu’il y a de tout côté des raisons de se lamenter11. 4. Celle qui n’est plus une cité - car il faut considérer qu'elle est passée de cet état à un autre - puisse le divin Arcadius en faire à nouveau une cité pour nous. Il serait, en effet, digne de lui qu’il offre ce bienfait au monde et fournisse à ceux qui veulent le louer plus de raisons de le faire12. 5. Tout ce qui dépend de toi les ambassadeurs l'obtiendront, je le sais bien ; car tu te réjouis de faire le bien et tu penseras que je suis là, moi qui ai écrit, et que je prends part au zèle des ambassadeurs13. |
1. La situation particulière d'Émèse ne peut être précisée, mais on sait que beaucoup de cités souffraient de difficultés structurelles, qu'aggravaient des crises conjoncturelles liées au climat, aux mauvaises récoltes, etc... Sur la prospérité retrouvée d'Émèse au VIIe siècle, voir une description dans la Vie de Syméon le Fou par Léontios de Panopolis : cf. Cabouret 2020, p. 86-87. 2. L'or coronaire. 3. Théodose et son fils Arcadius. Auguste depuis 383, Arcadius est empereur à Constantinople pendant l'absence de Théodose, parti en Occident pour purger les séquelles de la révolte de Maxime. 4. Le statut d'Émèse a changé et, selon Libanios, elle aurait perdu « l'honneur » d'être une cité, comme il le note également en Or. XXVII, 42 (τὴν οὐκέτι πόλιν Ἔμεσαν). C. Lepelley, faisant référence à cette lettre de Libanios, note : « Toutefois, il ne semble pas que le statut juridique de cité ait été alors retiré explicitement à Émèse », dans ZPE 146, 2004, 1, p. 221-236. 5. L'expression « l’œil d'une région » est une image consacrée pour faire l'éloge d'une cité : on la trouve déjà chez Pindare, Disc. Olymp. II, 18. Libanios appelle également son oncle Phasganios, « œil de l'Asie », Or. I, 117. 6. Émèse est célèbre pour le culte du dieu Elagabal (El ha-gabal) qui y est pratiqué, desservi par des prêtres de grandes familles. 7. La PLRE I, p. 973-974 mentionne deux célèbres professeurs de rhétorique ayant exercé leur activité à Émèse au IVe siècle : Ulpianos 1 et Ulpianos 4. Le premier enseigna par la suite à Antioche où il eut Libanios comme élève ; il est mentionné dans Or. I, 8 ; IV, 9 et XXXVI, 10 (voir Bry 2020, p. 163-164 note 42). Au second est attribuée la paternité d’œuvres variées. Il est possible que les deux homonymes ne soient en réalité qu'un seul et même professeur. 8. Vraisemblablement des familles de curiales où se recrutent les conseillers municipaux. Un nombre minimum de curiales était requis pour que la communauté puisse prétendre au statut de cité. Pour Libanios, ce sont les maisons des curiales qui constituent en quelque sorte la communauté civique. 9. Allusion à des spéculations qui concernent, semble-t-il, soit les terres, soit les productions des propriétaires ; ceux-ci sont obligés de vendre (« pris à la gorge »), mais n'obtiennent pas le prix escompté et les acheteurs s'enrichissent à leurs dépens en revendant ailleurs à plus haut prix. Les vendeurs se retrouvent en situation de dénuement. Pellizzari 2017, p. 16 pense à une vente de leurs biens par les curiales dans le but de se soustraire aux charges municipales. 10. Ce qui reste aux curiales qui ont vendu leurs biens, mais aussi, de manière générale, à la cité qui dépend de la prospérité de ses membres. 11. Libanios insiste ici sur l'aspect visuel, le spectacle de l'affaiblissement de la cité : concrètement, cela renvoie à la dégradation des espaces publics et des bâtiments que les dirigeants ne peuvent plus entretenir. La parure monumentale d'une ville est essentielle, car elle participe de son identité. 12. Le bon gouvernant, a fortiori l'empereur, est pour Libanios celui qui assure la survie des cités. 13. En accordant ses bienfaits aux ambassadeurs, c'est également à Libanios qu'Eusébios rend service. |